Cet article a pour but de constater par le biais d'arguments et d'exemples la place qu'occupent l'inventaire et les objets qu'il contient dans le jeu d'aventure, aussi bien par son importance dans son intégration au scénario ou à l'ambiance du jeu que dans son interface. Le jeu Myst, qui est pratiquement le jeu d'aventure le plus connu et le plus vendu au monde, étant une exception à cette règle - il n'a pas d'inventaire -, sera traité en premier. Une fois ceci fait, nous verrons comment les créateurs de jeu ont tenté de résoudre avec plus ou moins de bonheur les problèmes spécifiques liés à l'inventaire : cohérence, volume…
1) La distinction Myst-Myst like et les autres jeux d'aventure :
Une des grandes révolutions de Myst et de ses successeurs et clones a été d'imposer le jeu sans aucun inventaire ou objet à transporter, une grande première par rapport aux jeux existants alors dont l'exploration du décor en quête d'objets pouvant servir par la suite était une part non négligeable de l'aventure. Myst proposait au contraire des énigmes de logique pure : un homme seul face à une machine étrange, pas d'objets magiques ou totalement improbables pour l'aider.
Par hypothèse, on pourrait penser que ce parti pris obéit entre autres à un souci de crédibilité. Comment croire en effet sérieusement que l'on peut résoudre toutes les énigmes d'un jeu ou du moins une grande partie d'entre elles grâce uniquement à des objets hétéroclites que l'on trouve ça et là ? Et quand bien même, comment le héros ou l'héroïne du jeu peut-il raisonnablement savoir à l'avance quels objets lui seront utiles et pas d'autres, puisque tous les objets à l'écran ne sont pas interactifs et ne font que meubler l'environnement.
On rétorquera à juste titre que si l'on pouvait prendre tous les objets d'un décor, l'inventaire serait très rapidement bourré jusqu'à la gueule, et on ne s'en sortirait pas. C'est pourquoi certains concepteurs de jeu intègrent dans leur projet une petite quantité d'objets (pas plus de 2-3 en général) qui seront totalement inutiles, et qui servent uniquement de leurre pour le joueur.
L'exemple le plus cocasse concernant cette crédibilité concerne les jeux que j'appellerai les jeux " Mc Gyver " ou " Agence tous risques ". Vous connaissez sûrement cette dernière série américaine, où dans quasiment chaque épisode les protagonistes Hannibal, Futé, Looping, et Barracuda, se retrouvent enfermés dans un cagibi ou dans un entrepôt de 5 mètres sur 5, sans armes, sans rien, pour ressortir en trombe une demi-heure plus tard aux commandes d'un char d'assaut, qu'ils ont confectionné entièrement avec les objets prélevés de leur lieu même de captivité qu'ils ont assemblé à la hâte (tôles diverses, pistolets à peinture, outillage…etc). Je n'ai pas en tête de liste exhaustive mais nombreux sont les jeux où de manière récurrente la solution passe par l'assemblage douteux d'objets plus loufoques les uns que les autres, pour ne plus en former qu'un qui débloquera la situation miraculeusement. Je me remémore notamment que la manipulation pour obtenir une clé sur des rails dans " The Longest Journey " n'était pas piquée des vers, il y avait si mes souvenirs sont bons l'utilisation entres autres d'une ficelle, d'un bout de chewing-gum et d'une baudruche en forme de canard…….
Je ne voudrais pas terminer ce chapitre sans faire allusion à d'autres jeux n'utilisant pas d'inventaire, mais d'un genre beaucoup plus marginal :
- les jeux de puzzle ou casse-tête, tels The 7th guest : ce type de jeux ne fonctionne que par tableaux, et si vous avez besoin d'objets pour résoudre une énigme particulière, ils se trouvent en votre possession dès le début de l'énigme sans que vous ayez eu besoin de les chercher, et ils disparaissent aussitôt l'énigme résolue.
- les jeux à univers " dominant " (ou pervasive gaming) tels In Memoriam : ce jeu comporte plusieurs types d'énigmes : des puzzles reprenant le principe de 7th guest (les éventuels objets présents lors d'un tableau ne se retrouvent plus lors du suivant), des jeux d'arcade purs tels Space Invaders ou Pac-Man, et de la recherche d'indices sur des sites Internet véridiques ou créés pour la circonstance.
- Loom : ce petit jeu ancien (1990 je crois) de Lucasarts, sans prétention et toutefois excellent pour les débutants ne fonctionne que par l'utilisation de formules magiques composées de notes de musique. Ces notes de musiques sont jouées à partir d'un bâton spécial, qui est le seul objet que l'on puisse prendre au cours du jeu. On ne pourra agir sur les autres objets du jeu (il en sera de même pour les personnages que l'on rencontrera) qu'en y cliquant dessus pour voir s'ils ne recèlent pas de formule magique, ou pour justement appliquer sur eux une formule magique que l'on possède déjà, afin d'en constater son éventuel effet. Ce système, bien que limité, offre une fluidité de gameplay en tout point remarquable.
2) L'inventaire comme moteur des énigmes :
Cela paraît une lapalissade dit comme cela, mais la plupart du temps, on collecte des objets sans trop savoir à quoi ils vont bien pouvoir servir, et plus tard, devant une situation, une personne ou une machine, cet objet trouve sa raison d'être, de façon plus ou moins évidente.
Or, dans certains jeux, l'inventaire est doublement moteur des énigmes, car cette fois-ci les rôles sont inversés : on se retrouve coincé par rapport à une situation (ou personne, ou machine) et l'on sait parfaitement quel objet serait nécessaire pour progresser, toute la difficulté consistant alors à trouver cet objet. L'objet n'est donc plus en amont de l' énigme mais en aval, et constitue de ce fait la véritable énigme, car une fois trouvé le reste sera une formalité, on saura très bien où, quand et comment l'utiliser. Ce que l'on pourrait reprocher la plupart du temps aux développeurs de jeux dans de telles situations est la mauvaise mise en scène de ce type d'énigmes : par exemple, le schéma dans " Voyage au Centre de la Terre " du " je t'aide si tu me donnes un objet ". Cela n'a rien d'infâmant lorsque cela arrive une ou deux fois dans le jeu, mais dans le cas de l'adaptation ludique du roman de Jules Verne, il revient une bonne dizaine de fois, ce qui ôte toute originalité aux énigmes. Un autre exemple de ficelles un peu grosses se retrouve dans Runaway. Brian veut utiliser un magnétophone et pouf les piles rendent l'âme ! Un peu plus tard, Brian veut utiliser une moto et pouf celle-ci tombe en rade d'essence ! Les objets à trouver seront bien évidemment respectivement des piles neuves et un jerrycan d'essence. Mais avouez que la malchance de ce pauvre Brian est telle qu'elle en devient un peu louche….
Je voudrais parler également d'un jeu nouvellement sorti, et qui présente des caractéristiques originales qui pourraient faire évoluer à terme le jeu d'aventure, via son inventaire : il s'agit de " Retour sur l'île mystérieuse " (Return to Mysterious Island). J'aurais pu ranger ce jeu dans la catégorie " Mc Gyver " que je définissais un peu plus haut, mais il m'a paru plus pertinent de souligner ici le rôle vraiment actif que joue l'inventaire. Dans ce cas précis, les combinaisons d'inventaire ne constituent pas qu'une procédure qui revient assez fréquemment, c'est la base même du jeu. Or, la combinaison incessante de ces objets conduit à deux caractéristiques remarquables et extrêmement rares dans le jeu d'aventure :
- on peut terminer le jeu sans qu'il y ait besoin d'avoir trouvé tous les objets qui peuvent servir à un moment ou à un autre de l'aventure (je ne parle pas ici des objets leurre mais bien d'objets qui peuvent avoir une utilité). Je trouve que cela donne un côté plus " humain " au joueur : pas besoin d'avoir un sens de l'observation ultra aiguisé ou une vue infaillible pour terminer le jeu, on peut " manquer " un objet et en trouver un autre un peu plus loin qui aura une fonction quasi similaire.
-l'inventaire peut être un acteur prééminent dans l'optique de diminuer sensiblement la linéarité des jeux d'aventure, un des grands axes de réflexion actuels. Je vous renvoie ici sur l'article de Reardon " analyse de la linéarité dans les jeux d'aventure ", où sont étudiés les concepts de nœuds (objectifs à réaliser) et les mailles (moyens d'obtenir ces objectifs). On avait vu que s'il était difficile de diversifier les nœuds, pour des raisons techniques et pour respecter l'unicité de l'histoire racontée par le jeu, en revanche la multiplicité des possibilités pour parvenir à ces objectifs était souhaitable. Elle contribuerait à enrichir le jeu en donnant même éventuellement au joueur l'envie de rejouer au jeu une fois terminé pour explorer toutes les alternatives qu'il offre (replay value), ce qui est extrêmement rare dans les jeux d'aventure. C'est le cas dans " Retour sur l'île mystérieuse " où l'héroïne, Mina, doit faire face dans un premier temps à des objectifs de base, c'est-à-dire de survie, faire un feu, manger…etc. Ainsi, par exemple, il y a 2 moyens possibles pour obtenir un feu : la méthode " traditionnelle ", briquet + bois + moisissure hautement inflammable ou la méthode " système D ", lentille réfléchie au soleil + feuilles de palmier + moisissure hautement inflammable.
Si les joueurs qui ont terminé " Retour sur l'île mystérieuse " s'accordent en général à dire que celui-ci est un jeu fort honnête sans toutefois rentrer dans les annales, il me semble qu'il ouvre des perspectives intéressantes qu'il serait bon de creuser dans le futur.
3) L'inventaire comme élément de l'"atmosphère" du jeu :
Les héros des jeux d'aventure n'ayant bien souvent que les 3 ou 4 poches de leur veste ou pantalon et leurs bras comme réservoir à objets, on peut affirmer sans trop se risquer que la très grande majorité des jeux ne sont pas réalistes à ce sujet, certains objets ayant un volume tel qu'il serait absolument impossible en temps normal à tout individu normalement constitué de les transporter. Cette situation fait l'objet d'une bienveillance compréhensible de la part des joueurs : on sait très bien que ce n'est pas réaliste mais on sait très bien aussi que vous ne pouvez pas faire autrement sous peine de réduire fortement l'intérêt du jeu, donc on ne dit rien.
Précision de Reardon : En fait c'est là une des conventions du jeu d'aventure : si le personnage enfouit quantité d'objets dans ses poches, jamais il ne les en ressort.
Une des idées géniales de la saga des " Monkey Island " a été d'utiliser cette incongruité pour rajouter une étape supplémentaire à l'effet comique des pérégrinations de Guybrush Threepwood. La recette est simple : plus c'est gros et plus ça fait rire ! Rien en effet de plus jubilatoire que de voir la tête de notre pirate d'opérette lorsqu'il enfourne dans ses vêtements des objets parfois aussi grands que lui ou d'un poids similaire au sien voire plus. L'incongruité est donc non seulement parée mais utilisée à l'avantage du jeu ! On notera toutefois que cette astuce peut comporter des risques. En effet, l'énormité du principe est parfois telle qu'elle nous échappe totalement. Ainsi, dans " Monkey Island 2 ", pour résoudre une énigme de lettre à retrouver, il faut se servir d'un chien. Jusque là, rien d'étonnant, les chiens étant bien connus pour avoir un odorat bien plus développé que celui des humains. Mais là où le jeu a fait très fort, c'est que la lettre n'étant pas déplaçable, pour résoudre l'énigme, il faut littéralement prendre le chien. Non pas l'attirer avec de la nourriture pour l'amener à la lettre comme pourraient penser certaines personnes n'ayant pas fait le jeu, mais bel et bien le prendre comme on prendrait une pomme par terre. Le problème est que le chien n'étant pas un caniche, puisque si je me rappelle bien, il était 2 fois plus grand et plus gros que Guybrush, et de surcroît un être vivant et non un objet inanimé, beaucoup ont dû planter un certain nombre de temps sur cette énigme avant d'avoir l'idée saugrenue mais payante de " prendre " le chien. La récompense est alors à la hauteur du temps perdu car voir Guybrush soulever l'énorme toutou à deux mains comme s'il s'agissait d'une baguette de pain et le mettre sous son pantalon comme si de rien n'était sans que ce dernier n'en garde la moindre déformation est un pur moment d'extase !
4) La gestion de la taille de l'inventaire :
Je pense que peu de gens me contrediront si j'affirme que la gestion de l'inventaire de " Riddle of the Sphinx " et de sa suite " The Omega Stone " est désastreuse et ce qu'il faut éviter au plus haut point. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il n'y a aucune gestion justement, les objets ayant déjà servi restant dans l'inventaire, on peut compter notamment dans le premier opus à un moment donné pas loin d'une quarantaine d'objets !!! Je ne vous raconte pas la difficulté à retrouver celui dont on voudrait se servir à un instant T…
Bien sûr, on pourra objecter une nouvelle fois que cela peut se comprendre pour des raisons de crédibilité. Comment en effet notre personnage peut-il savoir qu'un objet qu'il a déjà utilisé ne lui servira plus pour le restant du jeu ? A cela, je réponds que si sur le fond ils ont raison, il faut savoir faire de petites concessions : je préfère largement une petite incohérence à un gros désagrément. A quoi bon habiller Paul si c'est pour déshabiller Jacques ?
C'est ainsi que la plupart du temps, pour des raisons de place, les objets " disparaissent " de l'inventaire une fois qu'ils ont été utilisés à bon escient. Je parle ici de disparition non naturelle : il est bien évident que si on jette une bûche dans un feu, la bûche n'existe plus et la question ne se pose pas. De fait, 3 méthodes sont essentiellement utilisées pour accomplir ce tour de passe-passe : la première méthode est de mettre le joueur devant le fait accompli ; l'objet ne se trouve plus dans votre inventaire ou dans le décor du jeu où vous l'aviez mis, c'est comme ça, il n'y a rien à comprendre, il s'est volatilisé… La seconde est que vous pouvez essayer de reprendre l'objet utilisé, mais à ce moment-là généralement, votre personnage déclare avec une assurance suspecte une phrase du type : " Je n'en ai plus besoin ! ". La dernière, plus subtile, consiste à remettre les objets utilisés dans votre inventaire, puis de les faire disparaître lors du passage au prochain chapitre (si le jeu comporte des chapitres), nouveau chapitre qui implique assez souvent un changement de lieu géographique. Le joueur, parfois pris par les nouveaux décors à visiter, n'y voit alors que du feu.
Précision de Reardon : Autre convention et (parfois précieux) indice : dans certains jeux, l'objet demeure car il sert plusieurs fois et lorsque son rôle est définitivement terminé il disparaît.
Reste que certains jeux ont trouvé une petite parade, plus ou moins réussie à ce problème de taille de l'inventaire. Prenons pour exemple les jeux créés par Benoît Sokal (" L'Amerzone ", " Sybéria ", " Sybéria 2 "). L'inventaire ne contient généralement pas plus de 5 objets, car il y en a relativement peu à prendre et ils trouvent en outre très rapidement leur utilité. Mais est-ce que cette parade est volontaire ? A savoir, est-ce que ce faible inventaire correspond à une question de cohérence ou bien tout bonnement est-ce un moyen de faciliter le jeu afin de le suivre de manière continue, tel un film interactif ? Je pencherais plutôt pour la seconde.
Pour d'autres, la parade est effectuée en toute connaissance de cause, cela paraît clair. Je parlerai à ce propos de 2 jeux à la parade à la fois similaire et différente : " The Nomad Soul " et " Louvre : l'ultime malédiction ". " The Nomad Soul " est un jeu à la limite des jeux d'aventure car il est hybride et possède des scènes de tir et de combat, mais il possède néanmoins une dose d'aventure pure. Dans les 2 cas, le principe est simple : on pose les objets momentanément encombrants dans une malle ou un réservoir non transportable, qu'on peut récupérer plus tard si le besoin s'en fait sentir et se délester par la même d'autres. L'originalité vient que pour éviter de trop grands déplacements, on a prévu plusieurs malles ou réservoirs identiques à d'autres endroits du jeu, réceptacles qui ont en plus la particularité de communiquer les uns avec les autres, c'est-à-dire que si on pose des objets dans la malle ou le réservoir A, on les retrouvera si on ouvre la malle ou le réservoir B. C'est bien pratique. Mais pourquoi alors le système de " The Nomad Soul " est-il bien mieux pensé que celui de " Louvre " ? 2 raisons simples se dégagent : autant dans " The Nomad Soul ", on peut tout de même transporter avec soi pas loin d'une quinzaine d'objets, ce qui est confortable, autant pour " Louvre ", ce nombre est limité à 8. Or, c'est très peu car sur une courte période environ 10 objets sont utiles en même temps dans ce jeu, ce qui oblige à d'incessantes manipulations de malles, une véritable usine à gaz ! La seconde raison est que " The Nomad Soul " se passe dans un univers futuriste, où l'on peut concevoir que les objets puissent se dématérialiser et se rematérialiser à un autre endroit si on entre son code personnel dans la machine réceptacle. Alors qu'au contraire, le principe des malles " magiques " au Louvre au 17ème siècle passe beaucoup plus mal, cela va sans dire. Cela n'empêche pas par ailleurs " Louvre " d'être un bon jeu (en tout cas moi je l'ai bien aimé), mais on ne voit pas trop l'utilité d'esquiver une incohérence par une autre incohérence.
Conclusion :
Il apparaît nettement que la question de l'inventaire est un problème épineux dans les jeux d'aventure. Comment concilier efficacement la maniabilité de l'interface et la " cohérence " de l'inventaire ? Rares sont ceux qui y sont parvenus honorablement mais mon opinion est qu'il ne faut pas se focaliser sur cette alternative. On sait très bien que les jeux d'aventure ou les jeux vidéo en général ne représenteront jamais la réalité, ils doivent juste s'y rapprocher le plus possible. Mais résoudre un problème peu gênant par l'ajout d'un autre problème beaucoup plus pénible n'est d'aucun intérêt. Quant à savoir s'il est préférable d'avoir des jeux sans inventaire comme Myst et consorts ou avec pour la plupart des autres, c'est un faux débat, tout comme l'est celui de la présence ou non de dialogues ou de personnages non jouables. Je trouve que c'est une richesse pour le jeu d'aventure d'avoir plusieurs facettes différentes, et chacun peut y trouver son compte. Pour ceux qui sont attirés par toutes les facettes, ils sont sans nul doute comblés !
Dossier réalisé par Jppkeyser. Décembre 2004.
Un grand merci à Reardon pour son aide précieuse.